De cette délicate posture du soignant

Cette réflexion est née de l’écoute du podcast  « les femmes sages» avec Catherine Grand Sebille[1] sur les violences du soin.  Lorsqu’elle a parlé de la délicatesse à avoir dans la rencontre de l’autre, beaucoup de souvenirs de mes années de soignante ont refait surface.

Dès mes premiers stages en soins infirmiers, au début des années 80, les doutes et les questions ont surgi.  Comment travailler dans le respect de la personne hospitalisée, de ses valeurs, de ses limites, de sa colère, de ses questionnements, de ses refus ?

Bien sûr, ce texte n’est pas une critique des soignants car je suis bien placée pour reconnaître l’exigence et l’importance de cette pratique en santé. La reconnaissance de la valeur des soignants ne devrait pas nous empêcher de continuer de nous questionner en tant que professionnel.le.s et individus usager.ères des services.  

Personnellement, en tant qu’infirmière, j’ai vécu des situations qui ont ébranlé mes valeurs. J’ai vécu la fatigue, l’impatience, le manque de disponibilité, le stress face à la souffrance, à la mort, à la colère du malade, à l’incompréhension de la famille, aux temps supplémentaires obligatoires…Mais je ne me suis jamais résolue à arrêter de me questionner, à arrêter de chercher cette juste place au service de la santé et de l’autre. 

Car, en étant soignant.es, nous sommes au service de l’autre. Et non l’inverse. Depuis quand le patient n’ose plus questionner ou remettre en question une intervention proposée ?

Quand est-ce que la personne hospitalisée a cessé d’être la première concernée par ses traitements et a arrêté d’être éclairée dans ses choix ? 

Comment un médecin peut-il répondre à une femme qui accouche et qui veut changer de position pour se soulager : « ça n’est pas nécessaire, ça va bien !»  Phrase rapportée par une femme qui s’est sentie très seule et vulnérable dans ce moment difficile pour elle. 

« Si vous ne prenez pas la chimiothérapie, vous allez mourir ». Ma mère a entendu cette phrase quelques heures après son diagnostic de cancer car elle nommait son besoin de réflexion quant à un traitement de chimiothérapie. A 75 ans, elle décide finalement de refuser, prête à mourir de son cancer sans les effets secondaires de la chimio qui l’inquiètent plus que le cancer. Elle a respecté son choix…face à un médecin impatient face à ce refus. 

Et elle n’en est pas morte. 

Cette notion de délicatesse dans la rencontre de l’autre me semble si importante. Comment être face à celui/celle qui est à l’hôpital et qui se retrouve face à des choix, face à la souffrance, à la peur, à la mort peut-être. 

La mise au monde en milieu hospitalier

En obstétrique, l’accouchement sans aucune intervention est devenu si rare que de nombreux professionnel.les rencontré.es dans ma pratique ne savent pas comment une femme peut mettre au monde un enfant par elle-même, sans qu’on la touche, sans qu’on intervienne. Pour eux c’est impossible.

Ils sont inquiets. Ils n’y croient plus.

La physiologie et ses multiples subtilités n’est même pas enseignée en faculté de médecine. Mais ils deviennent les spécialistes de la pathologie et de la gestion des risques. Ainsi, lorsqu’une femme met au monde son enfant, l’équipe recherche des indices de dysfonctionnement plutôt que de mettre en place des conditions favorisant un accouchement physiologique.  Cette absence de délicatesse, d’écoute, d’adaptation, autour d’une femme qui enfante génère stress et difficultés et justifiera les interventions qui auraient pu être évitées dans un autre contexte.

Ne rien faire (ne pas agir, ne pas intervenir pendant la mise au monde) en obstétrique va souvent être présenté comme un danger… d’ailleurs, un accouchement sera reconnu comme étant physiologique seulement après la naissance. Tant que le bébé n’est pas né, on reste dans une situation potentiellement dangereuse. 

Ces mots ne sont pas anodins : les femmes mettent au monde des bébés depuis le début de l’humanité et actuellement, tout le monde s’est persuadé des risques à le faire par soi-même sans intervention extérieure…C’est un peu comme si, avant de prendre notre voiture (acte très risqué s’il en est un) on se faisait installer un soluté intra veineux et on demandait à une équipe de nous escorter…au cas où ça aille mal. J’exagère à peine.  

Cet angle choisi qui est celui de la gestion de risques de la mise au monde, fait en sorte que toute modification dans le déroulement, tout changement de rythme est interprété selon un schéma linéaire mais déconnecté de la réalité de cette femme et de son immense vulnérabilité et sensibilité. 

Accoucher est un moment de grande intensité qui peut inclure de la  peur, de la douleur, de la joie, de l’amour, des cris, des chants, du silence, des caresses, des pleurs, des nausées, des moments d’extase, de la fatigue physique, de la désespéance… un moment de vie incomparable qui ne peut être lu selon une courbe mathématique neutre. 

Le besoin de délicatesse, d’écoute , d’adaptation est immense.

La maladie et les choix de traitements.

Lorsque j’ai choisi de débrancher[2] ma mère de 79 ans qui était aux soins intensifs, je venais de passer 10 jours à son chevet dans cette présence et cette interrogation : que désire-t-elle ? Rester ou partir ?

Non pas répondre à mes peurs, à mes émotions, à mes propres besoins de fille mais me mettre dans cette délicateposture d’ouvrir mon cœur afin de trouver la réponse la plus juste pour elle, pas pour moi.

Elle avait refusé une chimio 4 ans plus tôt, et là, son intestin s’était rompu au niveau de la colostomie installée. Pas de récidive de cancer. Un fécalome et un intestin éclaté. Septicémie. Coma.

Je choisis de la laisser aller car elle m’avait clairement donné son opinion quelques années plus tôt. Ne pas s’acharner à tout prix. 

Mais il est très confrontant de se poser cette question et d’y répondre car quand commence l’acharnement ? Et quand sommes-nous encore dans un traitement sans conséquence pire que la maladie elle-même ? Personne n’a la réponse.

Certains médecins trouvaient qu’on devrait attendre afin de continuer les essais thérapeutiques mais en fait, personne ne savait comment elle allait réagir.

Après le débranchement, elle a respiré et a nommé son désir de mourir. 

Alors nous l’avons accompagné vers la mort avec  amour, délicatesse et présence, en soins palliatifs. 

La surprise est que, 3 jours plus tard, nous la retrouvons assise dans son lit, joyeuse, alerte, toute rose (alors qu’elle ne bougeait plus et que son teint était grisâtre). Elle nous raconte qu’elle a vécu une expérience extraordinaire, elle a traversé le tunnel de lumière qui l’attirait tant et … elle se retrouve à nouveau dans son lit, très vivante et libre de toute souffrance.  

Son bilan sanguin est alors normal. 

Elle va guérir complètement de sa septicémie (elle avait aussi des plaies abdominales très profondes et infectées ) en six semaines. De notre côté, à tout instant, nous étions prêts à ce qu’elle meure…car elle ne voulait ni manger, ni prendre d’antibiotiques. Nous l’avons tout simplement suivie dans ces choix sans comprendre et surtout sans attente. À ce stade-ci, ne pas s’alimenter et refuser les antibiotiques aurait du la faire mourir…

Et pourtant, elle a guéri complètement, ce qui était vraiment surréaliste et totalement improbable.

Cet accompagnement et cette délicatesse rencontrée m’ont confirmée que personne ne sait ce qui est le plus juste pour un.e malade. Il n’y a pas qu’une voie vers la guérison. Personne ne sait et personne ne peut prévoir l’issue. J’ai appris, avec cette expérience, que tout est réellement possible !

Tout comme une femme qui accouche peut être désespérée, au bout de ses forces et un mot, un regard, une caresse, une délicatesse peut tout changer.

Personne ne sait…

La confiance en la vie, c’est se permettre de vivre l’instant, sans promesse, en acceptant de ne pas savoir mais en gardant confiance. Ainsi toute proposition d’intervention ou de soins devient un choix et non pas une menace. 

La confiance en la vie n’est pas la pensée magique ou positive.

Elle est délicatesse et présence.

Elle n’est pas dans l’attente d’une guérison, elle est dans l’accompagnement le plus juste de ce qui se vit. 

L’issue ne nous appartient pas.

Mais nous choisissons le chemin. 

Voilà ce que m’inspire cette notion de délicatesse du soignant ou de l’accompagnant.

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[1] Chaine de Podcasts créée par Geraldine Grenet autour de la santé des femmes . 

Catherine Le Grand-Sebille est socio-anthropologue de la santé et enseignante-chercheure à la Faculté de médecine de Lille. Elle a co-fondé le groupe “Questionner autrement le soin” qui réfléchit notamment aux violences dans les espaces de soin.

[2] Aller-retour vers l’au-delà, I.Challut,  Le Dauphin blanc, 2015